"En mer, on nous a tirés dessus avec des explosifs"
Le Neuchâtelois Samuel Crettenand, 52 ans, est l'un des militants de la flottille humanitaire arrêtée il y a deux semaines par l'armée israélienne.
RadioFr: Votre quotidien, c'était quoi pendant ces jours de voyage en mer?
En fait, il y a beaucoup de choses à faire sur un bateau. On est constamment en train d'essayer de communiquer, en train de faire un travail politique pour sensibiliser les gens sur la détresse des gens à cause du génocide.
Samuel Crettenand: Vous allez rester trois semaines en mer. À quel moment vous voyez la tension monter?
L'élément le plus important qu'il y a eu, c'est le bombardement au sud des côtes de la Crète, et c'est vraiment un moment où on aurait pu perdre des vies. On nous a tirés dessus avec des explosifs qui sont capables de déchirer complètement l'enrouleur et des câbles épais comme le doigt de la grand-voile. Bien sûr, l'entité israélienne fait ses méfaits de nuit pour ne pas être visible, pour ne pas qu'on puisse donner de témoignages ou le moins possible. Il y a eu des ratés de leur part: moi, j'ai eu un drone qui m'a passé à deux mètres, ils se sont arrêtés, on était beaucoup sur le pont, ils ont hésité, ils ont tapé le bateau suivant. On a eu 13 attaques, d'abord avec des gaz et ensuite avec des explosifs. Pour moi, c'était le moment où on a le plus senti le risque de mourir.
À ce moment-là, vous êtes encore assez loin de Gaza?
Oui, on a pu se réfugier après dans les eaux territoriales grecques, donc ça permet à certaines personnes de débarquer. On se réjouissait vraiment de continuer, ça nous a refroidis cette attaque.
Vous continuez à vous approcher, et là comment se passe la fin de ce voyage?
On s'est fait arrêter le premier dans la nuit, près de minuit, mais la veille on avait déjà eu une attaque. Ils sont arrivés avec des bateaux de guerre pour essayer de brouiller nos communications. Je pense que c'était un test pour savoir s'ils arrivaient à nous couper les communications.
Là, vous n'avez plus de connexion, plus de contact avec le monde extérieur: vous sentez que ça tourne mal?
C'est un monde sombre, avec des immenses paquebots qui éclairent l'horizon pour qu'ils nous repèrent, et puis des frégates rapides, des bateaux de guerre beaucoup plus importants, et puis ces bateaux rapides qui nous attaquent, qui essayent de nous faire chavirer en faisant des vagues. Après, un par un, les bateaux sont visés par des projecteurs extrêmement puissants, qui vous aveuglent si vous les regardez. Le but était de nous faire arrêter. On s'est vite rendu compte qu'ils n'allaient pas tirer, et nous on avait convenu qu'on ne s'arrêterait pas. On s'est réfugiés, on s'est protégés, on leur a tenu tête sur le "Mango" (ndlr: le nom du bateau où se trouvait Samuel Crettenand), je pense pendant plus d'une demi-heure, mais on a résisté jusqu'à ce qu'ils montent à bord, qu'ils passent à l'assaut du bateau.
[Les soldats] ont créé un acte d'humiliation pour nous déshumaniser, en nous mettant pendant deux heures au soleil dans des positions très contraignantes sur le sol. Tout ce qui bougeait était frappé.
Les soldats débarquent sur votre bateau, vous leur faites comprendre que vous allez obtempérer. Qu'est-ce qui se passe après?
Ils étaient six, fusils d'assaut pointés sur la tête. Ils sont descendus fouiller le bateau, et après ils nous ont tous réunis dans le carré où on mangeait, et ils nous ont maintenus là. Mais ce n'étaient pas des soldats très expérimentés, c'était des réservistes, et leurs ordres étaient extrêmement agressifs, mais eux-mêmes n'avaient pas l'air d'être très très agressifs. Donc ils nous ont conduits, en nous demandant comment faire, puisqu'ils ne savaient pas comment conduire le bateau. Ils nous ont demandé de les conduire à Ashdod.
Vous savez ce qui vous attend, probablement que vous allez être arrêtés et mis en prison...
On a eu un comité d'accueil extrêmement violent, avec des clés de bras pour la sortie. C'est des hommes en noir, avec toute une série de militaires qui nous mettaient en joue avec des lasers sur la tête. En fait, là ils ont créé un acte d'humiliation pour nous déshumaniser, en nous mettant pendant deux heures au soleil dans des positions très contraignantes sur le sol. On s'est fait cracher dessus, on s'est fait bousculer, on a pris des coups de crosse des armes. Tout ce qui bougeait était frappé.
On ne vous informe pas forcément des prochaines étapes, de ce qui vous attend, de ce qu'on vous reproche?
Non. On était sur un goudron noir, en plein soleil. Après on nous a conduits dans des zones de tri, où il y a eu des interrogations, des fouilles corporelles, où on a commencé à nous dépouiller de tous nos biens. En fait, rien n'a été rendu, donc tout a été volé: les bateaux ont été volés, l'aide humanitaire a été volée, et nos effets personnels. Pour moi ça a été un des pires moments: on a été conduits dans une espèce de camion qui avait des boîtes – je ne peux pas appeler ça différemment, parce que c'était tout en métal – dans lequel on n'avait pas la place de se tenir côte à côte, donc on était en quinconce. Ils nous ont laissé une heure au soleil, à l'aveugle, avec la température qui montait tellement que je ne pouvais plus rattraper mes lunettes à cause de la transpiration, à cause de la buée. Après ça, ils nous ont mis dans un autre camion, réfrigéré, où on grelottait de froid. C'était deux heures et demie de route jusqu'à la prison de Ktzi'ot, qui est un établissement de haute sécurité. C'était pénible, mais chaque fois que j'avais de la difficulté, je repensais aux conditions de vie des prisonniers palestiniens dans cette même prison – on imaginait qu'on irait là-bas, elle est connue cette prison, elle est salement connue – et puis surtout des gens à Gaza qui étaient en train de mourir de faim. Donc toutes les peines, pour moi, je me suis dit: c'est temporaire, je suis protégé par ma couleur de peau, par mon passeport.
Chaque fois que j'avais de la difficulté, je repensais aux conditions de vie des prisonniers palestiniens dans cette même prison et aux gens à Gaza qui étaient en train de mourir de faim.
Qu'est-ce qu'il se passe dans cette prison?
Les tortures psychologiques commencent. On nous envoie des chiens qui nous aboient dessus, on rentre toutes les demi-heures la nuit dans les cellules pour qu'on ne dorme pas, on nous fait passer les cris des actes du 7 octobre jour et nuit sur des écrans. Une nuit, quelqu'un déboule dans la cellule avec un fusil à pompe, laser sur le front. Le lendemain matin, c'était pour faire pression, pour que je signe des choses, comme quoi j'étais entré illégalement en Israël. Or, on a été kidnappés, on ne voulait pas du tout aller en Israël.
Là, vous ne savez pas combien de temps vous allez être détenu dans ces conditions. Vous vous mettez donc en grève de la faim à ce moment-là?
J'y suis encore, en fait, aujourd'hui, oui. Mon but, c'était, premièrement, d'être solidaire avec les derniers amis qui n'avaient pas été libérés. Nous, on était dans la deuxième grosse vague de libération. Il y avait encore une femme espagnole qui a été punie en raison de l'implication de l'Espagne pour dénoncer les crimes d'Israël. Et il y avait aussi les militants de la deuxième vague, qui sont arrivés quatre jours après nous.
Mon but aussi, c'est de rappeler qu'il y a 10'000 prisonniers palestiniens qui sont dans la même prison, dans les mêmes cellules dans lesquelles on a été, mais avec cent fois plus de violence et, surtout, aucun espoir de sortie. Ils sont à la merci de leurs geôliers. Et beaucoup d'enfants parmi eux, jusqu'à 400 enfants emprisonnés maintenant de manière totalement arbitraire et torturés.
Des progrès ont été faits. Il y a un cessez-le-feu en vigueur, un plan pour mettre fin à la guerre dont la première étape s'est réalisée, des Palestiniens qui ont pu revenir chez eux. Pour vous, ce n'est pas suffisant aujourd'hui?
La grande crainte, c'est qu'après la libération des otages, le gouvernement actuel ne va pas s'arrêter là. Il faut, nous, citoyens du monde, qu'on empêche la continuation du génocide. Le génocide est en cours, les gens meurent actuellement de faim et même les enfants qu'on pourra nourrir vont probablement mourir par leur état de santé qui est déplorable.
L'action de la flotille avait un but précis, elle était médiatisée. Là, quel impact vous pensez que votre action individuelle va avoir au niveau mondial?
Il faut quand même reconnaître que les gens de Gaza nous disent qu'ils pensent que notre action a eu une implication. Ils nous remercient pour ça, ils pensent que ce cessez-le-feu est déjà en partie en lien avec ce soulèvement populaire.
On a une autre action qui est, pour moi, extraordinaire: comme tous les bateaux de guerre étaient à nos trousses, les gens de Gaza ont pu faire une pêche miraculeuse. On leur a peut-être permis d'accéder à plus de nourriture et de protéines et de nourriture fraîche grâce à cette action qu'avec le volume d'aide alimentaire qu'on avait dans nos cales. Donc toutes ces actions, elles payent. Ça a fonctionné et le mouvement est gigantesque. Il ne faut pas oublier qu'il y a eu 35'000 inscrits, dont deux tiers qui voulaient partir sur les bateaux. Ce mouvement, il est gigantesque, il ne va jamais s'arrêter maintenant.
Ecoutez l'interview: