Réseaux sociaux, manipulation, IA: Alain Berset inquiet

Le secrétaire général du Conseil de l'Europe partage ses craintes pour le futur de nos démocraties et lance un appel à les défendre. Entretien.

Alain Berset était de passage à Fribourg, car il recevra une récompense de la part de l'Université de Fribourg pour son engagement durant la pandémie de covid-19. © Radio Fribourg

Vidéos générées par des outils d'intelligence artificielle, manipulations électorales, débats polarisés sur les réseaux sociaux ou messages haineux. Les menaces qui pèsent sur les démocraties et l'Etat de Droit sont nombreuses aujourd'hui, souligne le secrétaire général du Conseil de l'Europe Alain Berset. Pour le Fribourgeois, il faut agir pour défendre et renforcer nos démocraties. Entretien.

RadioFr: Une question d'actualité d'abord, la COP30, sommet sur le climat, s'est ouverte cette semaine, dans un monde qui consomme plus d'énergie fossile que jamais. Est-ce que la crise climatique est devenue la plus grande ou l'une des plus grandes menaces pour les droits humains aujourd'hui?

Oui, clairement. C’est l’une des plus grandes menaces pour les droits humains. C’est la raison pour laquelle nous suivons de très près la COP. Je n’y suis pas allé cette année pour des raisons d’agenda, mais nous y participons chaque année, et le Conseil de l’Europe est très engagé sur les questions environnementales.

Il y a encore une dizaine d’années, certains pouvaient encore nier l’existence du réchauffement climatique. Aujourd’hui, il n’est plus possible de le contester. Certains nient encore qu’il soit lié à l’activité humaine, mais cette position deviendra bientôt intenable. C’est l’un des grands défis de notre époque, parmi les plus importants.

 Les réseaux qu'on appelle sociaux ne conduisent pas à des débats productifs. Ils conduisent plutôt à des invectives, à des débats de haine, ils conduisent à la polarisation. 

Dernièrement, vous avez déclaré avoir peur, non pas que les démocraties ne s'effondrent, mais qu'on glisse sans vraiment s'en rendre compte vers un monde où les libertés sont restreintes au nom de la sécurité, de l'urgence, de la souveraineté. Est-ce qu'on y est déjà? Est-ce qu'on doit avoir peur?

C'est toujours un équilibre. Vous voyez, lorsqu'une situation urgente se profile ou arrive, il faut intervenir. La question de la restriction des droits est une question extrêmement sensible. Il faut toujours, lorsqu'on a besoin de les réduire, le faire avec beaucoup de proportionnalité et pour un temps aussi limité que possible. Ça, c'est le point de départ.

Maintenant, l'évolution de la démocratie, ce n'est pas très positif, parce que les réseaux qu'on appelle sociaux, en fait, ne conduisent pas à des débats productifs. Ils conduisent plutôt à des invectives, à des débats de haine, ils conduisent à la polarisation. Ce ne sont pas des choses très positives pour une démocratie.

À cela s’ajoute l’intelligence artificielle, qui peut être utilisée pour manipuler l’information, les robots, les deepfakes et la désinformation. La démocratie, qui repose sur un espace de débat sain et équilibré, est aujourd’hui menacée. Il n’est pas trop tard pour agir, mais il faut être très attentif.

 Tout n’était pas mieux avant, c’est clair. (…) C’est un travail qu’on ne doit jamais arrêter de faire et aujourd’hui, il y a de nouvelles menaces qui apparaissent, précisément, sur la démocratie. 

On sait aussi que c'est un peu un biais cognitif de penser que c'était mieux avant. Vous êtes en poste maintenant depuis un peu plus d'une année, est-ce que les démocraties vont moins bien, qu'on vit vraiment une période difficile, ou est-ce qu'on idéalise quand même un passé?

Tout n'était pas mieux avant, c'est clair. Prenons un exemple d'évolution des droits. Nous avons depuis peu un continent européen sur lequel la peine de mort, qui est quand même une des violations les plus brutales des droits humains, la peine de mort a été totalement abolie. Bon, ce n'était pas le cas, il y a encore une vingtaine ou une quarantaine d'années, c'est un gros progrès.

Prenons le continent européen, dans lequel, il n'y a encore pas si longtemps que cela, des dictatures sévissaient dans des pays qui n'étaient pas dans l'Union européenne, qui n'étaient pas au Conseil de l'Europe, sur la péninsule ibérique, pensons à d'autres pays au sud de l'Europe ou ailleurs. Pensons au rideau de fer.

Non, il y a beaucoup de choses qui se sont améliorées, évidemment, et heureusement d'ailleurs. Cela ne veut pas dire que, simplement, on peut clamer la fin de l'histoire, comme d'autres l'ont fait, et dire, oui, bon, c'est fini, tout est bien, maintenant, c'est parfait. Non, ce n'est pas le cas. C'est un travail qu'on ne doit jamais arrêter de faire et aujourd'hui, il y a de nouvelles menaces qui apparaissent, précisément, sur la démocratie.

Les élections de 2023 m’ont particulièrement marqué. C'est la première fois qu'on entend les services secrets suisses s'exprimer dans un débat public pour dire, attention, on a des signaux de possible manipulation du résultat des élections par des ingérences étrangères et peut-être par de la manipulation électorale. Si même chez nous, ce genre de choses se produisent, ou pourraient se produire, cela nous rappelle qu'on doit être aussi très attentif chez nous et qu'on n'est pas isolé.

On est trop naïf aujourd'hui de penser que la démocratie suisse fonctionnera toujours?

La démocratie suisse fonctionne, et elle fonctionne bien. Je le constate chaque jour à Strasbourg et ailleurs en Europe, à travers de nombreux exemples de participation citoyenne active et d’initiatives réussies. Mais est-ce que ça peut marcher sans avoir une diversité des médias? Est-ce que ça peut marcher si on a des discussions plus que sur les réseaux dits sociaux qui en fait polarisent le débat? Est-ce que ça peut marcher si on n'arrive plus à faire la différence entre une information et une désinformation parce que les deepfakes peuvent faire dire n'importe quoi à n'importe qui? Là, non. Nous avons une bonne situation aujourd’hui, et c’est précisément pour cette raison qu’il faut veiller à ne pas laisser les choses partir de travers. 

 L’éducation, la sensibilisation, tout ça il faut le faire, mais ça ne suffira pas. 

Alors justement, vous proposez un nouveau pacte démocratique pour l'Europe basé sur l'éducation, sur la protection, sur l'innovation. Vous avez parlé de ces menaces : l'ingérence étrangère, le populisme, les lobbies, les algorithmes. Est-ce qu'on peut vraiment combattre ces menaces avec plus d'éducation aux médias, plus de débat ? Est-ce que ce n'est pas un peu naïf?

Ça ne va pas suffire, vous avez complètement raison. Merci de le rappeler parce que vous avez raison et moi, je m'escrime aujourd'hui à expliquer que ça ne suffira pas. C'est très important, éducation, sensibilisation, tout ça il faut le faire, mais ça ne suffira pas.

Qu'est-ce qu'il faut faire en plus? On a un exemple récent, il n'est pas tout près de chez nous, il n'est pas si loin non plus. C'est un pays qui s'appelle la Moldavie.

La Moldavie a eu deux fois des élections, en 2024, une présidentielle, et en 2025 des législatives. En 2024, chaotique, énormément de manipulations étrangères, beaucoup de manipulations financées par des crypto-monnaies, des achats de votes, des réseaux sociaux manipulés avec des robots qui publiaient des fausses informations, des mensonges en fait pour faire peur aux gens. Et la Moldavie a dit pour les élections suivantes, on ne peut pas laisser faire ça.
Beaucoup de mesures ont été prises, ils ont été très courageux, ils ont fait beaucoup de choses pour garantir dans le fond que la démocratie puisse fonctionner et les élections législatives ont eu lieu en septembre ou octobre de cette année. Et il y a beaucoup de choses à apprendre de ça.

Je plaide moi aussi, dans le nouveau pacte démocratique, pour des mesures de sensibilisation, mais aussi pour des mesures beaucoup plus dures. Définir ensemble, sur le plan européen, y compris pour la Suisse, quels sont les outils qu'on peut légitimement utiliser pour empêcher la manipulation et empêcher les robots ou empêcher les ingérences étrangères de manipuler les élections. C'est à ça qu'on travaille aujourd'hui, on est très avancé en fait et j'espère qu'on pourra aboutir assez rapidement.  

Notre entretien complet avec Alain Berset:

L'Unifr décerne samedi un doctorat honoris causa à Alain Berset. il était l'invité de La Télé mardi:

RadioFr. - Loïc Schorderet
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